2010 – Album II

Du Quai des Brumes
à la Place des Arts,
en passant par le Lion d’Or.
Paroles : Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal Musique : Jacques Favreau et Samantha Duchemin Interprétation et direction artistique : Samantha Duchemin Guitare acoustique : Jacques Favreau Chœur : Julie Jean-Baptiste Flûte traversière : Mario Fontaine Contrebasse : Simon Dolan Violoncelle : Claude Lamothe

1 novembre 2010 / Cabaret Lion d’Or, Montréal (Québec). Lancement-spectacle CD II
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XIV L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours, tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes, Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
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CI LA FIN DE LA JOURNÉE
Sous une lumière blafarde Court, danse et se tord sans raison La Vie, impudente et criarde. Aussi, sitôt qu’à l’horizon La nuit voluptueuse monte, Apaisant tout, même la faim, Effaçant tout, même la honte, Le Poëte se dit : « Enfin ! Mon esprit, comme mes vertèbres, Invoque ardemment le repos ; Le cœur plein de songes funèbres, Je vais me coucher sur le dos Et me rouler dans vos rideaux, Ô rafraîchissantes ténèbres ! »
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CLVII MADRIGAL TRISTE
I Que m’importe que tu sois sage ? Sois belle ! et sois triste ! Les pleurs Ajoutent un charme au visage, Comme le fleuve au paysage ; L’orage rajeunit les fleurs. Je t’aime surtout quand la joie S’enfuit de ton front terrassé ; Quand ton cœur dans l’horreur se noie ; Quand sur ton présent se déploie Le nuage affreux du passé. Je t’aime quand ton grand œil verse Une eau chaude comme le sang ; Quand, malgré ma main qui te berce, Ton angoisse, trop lourde, perce Comme un râle d’agonisant. J’aspire, volupté divine ! Hymne profond, délicieux ! Tous les sanglots de ta poitrine, Et crois que ton cœur s’illumine Des perles que versent tes yeux ! II Je sais que ton cœur, qui regorge De vieux amours déracinés, Flamboie encor comme une forge, Et que tu couves sous ta gorge Un peu de l’orgueil des damnés ; Mais tant, ma chère, que tes rêves N’aurons pas reflété l’Enfer, Et qu’en un cauchemar sans trêves, Songeant de poisons et de glaives Éprise de poudre et de fer, N’ouvrant à chacun qu’avec crainte, Déchiffrant le malheur partout, Te convulsant quand l’heure tinte, Tu n’auras pas senti l’étreinte De l’irrésistible Dégoût, Tu ne pourras, esclave reine Qui ne m’aimes qu’avec effroi, Dans l’horreur de la nuit malsaine Me dire, l’âme de cris pleine : « Je suis ton égale, ô mon Roi ! »

XVII LA BEAUTÉ
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poëte un amour Éternel et muet ainsi que la matière. Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ; J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. Les poëtes, devant mes grandes attitudes, Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments, Consumeront leurs jours en d’austères études ; Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles : Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
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LXXIII LE MORT JOYEUX
Dans une terre grasse et pleine d’escargots Je veux creuser moi-même une fosse profonde, Où je puisse à loisir étaler mes vieux os Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde. Je hais les testaments et je hais les tombeaux ; Plutôt que d’implorer une larme du monde, Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux, Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ; Philosophes viveurs, fils de la pourriture, A travers ma ruine allez donc sans remords, Et dites-moi s’il est encor quelque torture Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !
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CX UN FANTÔME III — LE CADRE
Comme un beau cadre ajoute à la peinture Bien qu’elle soit d’un pinceau très vanté, Je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté En l’isolant de l’immense nature, Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure, S’adaptaient juste à sa rare beauté ; Rien n’offusquait sa parfaite clarté, Et tout semblait lui servir de bordure. Même on eût dit parfois qu’elle croyait Que tout voulait l’aimer ; elle noyait Sa nudité voluptueusement Dans les baisers du satin et du linge, Et, lente ou brusque, à chaque mouvement Montrait la grâce enfantine du singe.
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CLI L'EXAMEN DE MINUIT
La pendule, sonnant minuit, Ironiquement nous engage A nous rappeler quel usage Nous fîmes du jour qui s’enfuit : — Aujourd’hui, date fatidique, Vendredi, treize, nous avons, Malgré tout ce que nous savons, Mené le train d’un hérétique. Nous avons blasphémé Jésus, Des Dieux le plus incontestable ! Comme un parasite à la table De quelque monstrueux Crésus, Nous avons, pour plaire à la brute, Digne vassale des Démons, Insulté ce que nous aimons Et flatté ce qui nous rebute : Contristé, servile bourreau, Le faible qu’à tort on méprise ; Salué l’énorme Bêtise, La Bêtise au front de taureau ; Baisé la stupide Matière Avec grande dévotion, Et de la putréfaction Béni la blafarde lumière. Enfin, nous avons, pour noyer Le vertige dans le délire, Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre, Dont la gloire est de déployer L’ivresse des choses funèbres, Bu sans soif et mangé sans faim !... — Vite soufflons la lampe, afin De nous cacher dans les ténèbres !

X L'ENNEMI
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, Traversé çà et là par de brillants soleils ; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage, Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. Voilà que j’ai touché l’automne des idées, Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux Pour rassembler à neuf les terres inondées, Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux. Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve, Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? — Ô douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie, Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
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LXXXIII LES DEUX BONNES SŒURS
La Débauche et la Mort sont deux aimables filles, Prodigues de baisers et riches de santé, Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles Sous l’éternel labeur n’a jamais enfanté. Au poëte sinistre, ennemi des familles, Favori de l’enfer, courtisan mal renté, Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles Un lit que le remords n’a jamais fréquenté. Et la bière et l’alcôve en blasphèmes fécondes Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs, De terribles plaisirs et d’affreuses douceurs. Quand veux-tu m’enterrer, Débauche aux bras immondes ? Ô Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits, Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès ?
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CXV SISINA
Imaginez Diane en galant équipage, Parcourant les forêts ou battant les halliers, Cheveux et gorge au vent, s’enivrant de tapage, Superbe et défiant les meilleurs cavaliers ! Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage, Excitant à l’assaut un peuple sans souliers, La joue et l’œil en feu, jouant son personnage, Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers ? Telle la Sisina ! Mais la douce guerrière A l’âme charitable autant que meurtrière ; Son courage, affolé de poudre et de tambours, Devant les suppliants sait mettre bas les armes, Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours, Pour qui s’en montre digne, un réservoir de larmes.
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CXXXIII LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE
Que le soleil est beau quand tout frais il se lève, Comme une explosion nous lançant son bonjour ! — Bienheureux celui-là qui peut avec amour Saluer son coucher plus glorieux qu’un rêve ! Je me souviens !... J’ai vu tout, fleur, source, sillon, Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite... — Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite, Pour attraper au mois un oblique rayon ! Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ; L’irrésistible Nuit établit son empire, Noire, humide, funeste et pleine de frissons ; Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage, Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage, Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
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XXVIII DE PROFUNDIS CLAMAVI
J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime, Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé. C’est un univers morne à l’horizon plombé, Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème ; Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, Et les six autres mois la nuit couvre la terre ; C’est un pays plus nu que la terre polaire ; — Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois ! Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse La froide cruauté de ce soleil de glace Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ; Je jalouse le sort des plus vils animaux Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide, Tant l’écheveau du temps lentement se dévide !
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LXXXV ALLÉGORIE
C’est une femme belle et de riche encolure, Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. Les griffes de l’amour, les poisons du tripot, Tout glisse et tout s’émousse au granit de sa peau. Elle rit à la Mort et nargue la Débauche, Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche, Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté De ce corps ferme et droit la rude majesté. Elle marche en déesse et repose en sultane ; Elle a dans le plaisir la foi mahométane, Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins, Elle appelle des yeux la race des humains. Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde Et pourtant nécessaire à la marche du monde, Que la beauté du corps est un sublime don Qui de toute infamie arrache le pardon. Elle ignore l’Enfer comme le Purgatoire, Et quand l’heure viendra d’entrer dans Nuit noire, Elle regardera la face de la Mort, Ainsi qu’un nouveau-né, — sans haine et sans remord.
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CXLIV LA RANÇON
L’homme a, pour payer sa rançon, Deux champs au tuf profond et riche, Qu’il faut qu’il remue et défriche Avec le fer de la raison ; Pour obtenir la moindre rose, Pour extorquer quelques épis, Des pleurs salés de son front gris Sans cesse il faut qu’il les arrose. L’un est l’Art, et l’autre l’Amour. — Pour rendre le juge propice, Lorsque de la stricte justice Paraîtra le terrible jour, Il faudra lui montrer des granges Pleines de moissons, et des fleurs Dont les formes et les couleurs Gagnent le suffrage des Anges.
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XLIII HARMONIE DU SOIR
Voici venir les temps ou vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir Valse mélancolique et langoureux vertige ! Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ; Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
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